Ces dernières semaines, Emma avait le sentiment que son existence s’était quelque peu améliorée. D’abord, elle avait retrouvé du travail, même si c’était loin d’être le job de ses rêves, c’était suffisant pour payer ses factures et son loyer, et pour le moment, c’était tout ce qu’elle désirait. Et oui, les choses étaient compliquées. Elle ressentait encore la douleur causée par son divorce et craignait toujours de le croiser lui, ou sa nouvelle compagne d’une vingtaine d’années dans la rue. Pour le moment, ce n’était pas encore arrivé, mais la chose était toujours possible. Après tout, pendant des années ils avaient fréquenté les mêmes magasins, cafés et restaurants. Se trouver face à lui, qui avait refait sa vie alors qu’elle se sentait encore au fond du trou, ou elle, cette femme pour qui il l’avait quittée et à côté de qui elle avait l’impression de ne pas faire le poids. Divorcer était déjà suffisamment traumatisant, mais être trompée par l’homme qu’elle aimait le plus et qu’elle avait cru connaître autant qu’elle-même avait été bien pire. Elle aurait tout donné pour que sa vie soit différente. Les choses n’étaient pas supposées se passer comme ça : à l’heure qu’il est elle aurait dû avoir un travail qu’elle aimait, des enfants et une relation stable. Une famille. C’était ce qu’elle avait toujours voulu, et ce qu’elle n’avait jamais eu. Son enfance n’avait été qu’un vaste chaos, sans réel repère ni modèle sur lequel s’appuyer. Elle avait cru que Craig serait celui avec lequel elle aurait pu vivre cela, mais elle se trompait, et voilà qu’aujourd’hui elle se trouvait dans le stéréotype de la femme trompée, à se demander ce qu’elle avait pu faire de mal.

Bref, c’était une journée de travail comme les autres. Au moment d’être embauchée, elle avait réellement cru qu’elle détesterait cet emploi. Et pourtant, étrangement, ça n’avait pas du tout été le cas, bien au contraire. Certes, ce n’était guère passionnant, mais ses collègues étaient aussi originaux qu’attachants et elle adorait l’ambiance qui y régnait. Elle ne comptait pas y passer sa vie, mais elle devait admettre que c’était très agréable. Alors qu’elle avait les bras chargés de disques à remettre en rayon, elle fut interpelée par un client. Le nez toujours dans ses disques, elle lui répondit machinalement. « Trombone Shorty, vous dites? Attendez une seconde, je vais... » Elle leva la tête et s’arrêta brutalement, comme figée. Etait-ce bien lui? Un sourire se dessina sur ses lèvres. « Luke? Mais qu’est-ce que tu fais ici? »

Qu’il ne l’ait pas reconnue immédiatement était plutôt normal, au fond. Après tout, la dernière fois qu’il l’avait vue remontait à longtemps, et elle avait encore les cheveux longs à l’époque. Elle n’arrivait pas à croire qu’elle le revoyait, ici, après tant de temps. Etait-ce le hasard, ou bien le destin? Car ces derniers temps, elle devait bien l’avouer, elle avait pensé à lui, aux sentiments qu’elle éprouvait pour lui autrefois. Il y avait eu quelque chose entre eux, quelque chose qui ne s’était jamais concrétisé, de peur que leur amitié ne soit sacrifiée. Aujourd’hui, elle ne pouvait s’empêcher de penser que ça avait été du gâchis, mais le mal était fait. Et puis, il y avait Adam maintenant, même si elle n’était pas tout à fait certaine de là où les choses allaient. Néanmoins, elle se sentit particulièrement heureuse de le revoir après tant de temps. Elle se rappela alors qu’il lui avait demandé quelque chose. « Oh pardon, ton CD. Il doit être par là. » Elle se déplaça vers la lettre T et après avoir fouillé un peu, finit par le dénicher et le lui tendit. « Le voilà. Alors, comment vas-tu, qu’est-ce que tu deviens? »

La vie d’Emma à l’heure actuelle était bien loin d’être en accord avec ce dont elle avait pu rêver. Elle avait cru construire quelque chose, enfin, quelque chose qu’elle n’avait jamais pu avoir. Elle avait voulu se marier, avait projeté d’avoir des enfants. Elle avait fait tant de concessions, comme abandonner la peinture pour travailler dans une compagnie d’assurances, un travail qu’elle ne supportait pas. Elle avait soutenu Craig dans sa période de chômage, elle avait toujours été là pour lui. Aujourd’hui, il lui semblait que toutes ces années avaient été gâchées et perdues, car voilà qu’elle se trouvait forcée de tout reprendre à zéro. Revoir Luke devant elle lui fit instantanément beaucoup de bien. Néanmoins, elle fut déçue par sa réaction. Alors c’était tout? D’accord, ils ne s’étaient pas quitté dans des circonstances très heureuses : elle avait rencontré celui qui allait devenir son mari et ils s’étaient quittés sur une dispute concernant ce mariage que Luke n’approuvait pas. Elle en avait réellement honte aujourd’hui, d’autant plus qu’il s’était avéré qu’il avait eu raison. Mais malgré cela, ils avaient été très proches et ils ne s’étaient pas revus pendant tant de temps! Peut-être avait-il oublié qu’elle avait compté pour lui, ou peut-être ne lui avait-il pas pardonnée. Vexé et déçue, son sourire s’effaça et elle ne put s’empêcher de faire preuve d’une certaine froideur.

« Je suis ravie pour toi. » Elle ne put s’empêcher de penser que ce travail de pompier lui allait comme un gant. Il était altruiste et désintéressé, deux qualités qu’elle aimait particulièrement chez lui. Bien évidemment, il lui demanda poliment des nouvelles de Craig. Agacée, elle se montra ironique dans sa réponse. « Il allait bien la dernière fois que je l’ai vu, très bien même. Si tu veux en savoir plus, tu n’auras qu’à le lui demander la prochaine fois que tu le verras. » En cet instant, elle lui aurait volontiers jeté à la figure tous les disques qu’elle tenait à la main. On aurait dit qu’il lui parlait comme n’importe quelle vieille connaissance qu’il n’avait plus revu depuis longtemps : poli, mais ne sachant pas réellement quoi dire, restant uniquement pour meubler la conversation.

Elle était furieuse et aurait voulu l’envoyer sur les roses. Pourtant, elle ne put s’empêcher de se demander s’il était marié. Il est vrai qu’il ne l’avait pas mentionné, mais sait-on jamais. Cette idée lui déplut particulièrement, et cela l’énervait encore plus. Après tout, il avait le droit de faire sa vie, qu’est-ce que cela voulait bien lui faire? Elle résista à la tentation de lui poser la question. Après tout, vu la manière dont il se comportait avec elle, elle n’avait aucune envie de lui faire se plaisir, surtout après lui avoir fait comprendre qu’elle et son mari ne s’étaient pas vus depuis un moment.

« Non, juste une semaine. J’ai dû quitter mon ancien boulot et c’est tout ce que j’ai pu retrouver. » Génial, maintenant, il savait qu’elle avait été virée en plus de cela et il la voyait alors qu’elle occupait un poste normalement destiné aux étudiants. Elle était loin de se sentir valorisée, et décida de recentrer la conversation sur lui. « Et toi, tu vis depuis longtemps à Los Angeles? Je ne t’avais jamais vu dans le coin. »