Ce n’est pas l’ivresse de l’alcool qui martèle à vos tempes, ce n’est que le mal être qui vous y a plongé qui s’esclaffe. Je ne savais pas d’où ça sortait. Je ne le savais plus. Certainement pas d’un livre. Encore moins des lèvres accrocheuses, enivrantes, d’un poète croisé au hasard d’une route. Si l’on tenait compte de mon attrait accru pour la culture et la philosophie profonde, l’hypothèse la plus fiable demeurait celle d’un gribouillis fait à la va-vite sur la porte des chiottes d’un bar quelconque. Le Barking, peut-être. Non pas que j'accorde la moindre estime à ses clients - quoi que si, mais là n'était pas la question. Formulons-ça autrement ; les probabilités que je l'aie lu, là, entre un rail sur céramique et un jeu de bouches avec une blondasse titubante accrochée sur le chemin étaient au-dessus de la moyenne, simplement parce que je passais plus de temps dans cet établissement que dans n'importe quel autre. Alors, non, pas de génie au Barking Spider. Pas que je le sache. Pas que je l'aie seulement cherché, rien qu'une fois. Et ce n'est pas près de changer, en tout cas, pas ce soir. Parce que je m'en fiche, parce que je n'y suis pas, parce que j'ai la tête ailleurs, au propre comme au figuré. Elle valdinguait autre part, mes songes en bagages, ma conscience comme combustible. Et le whisky, aussi, en renfort carburant. Ou le rhum, la vodka. Je ne sais plus. J'ai perdu le fil.
Je n'étais pas là-bas, c'était un fait, avéré, recherché. J'avais soigneusement écarté cette destination de mon carnet de route, plus tôt dans la soirée, lorsque j'avais senti ma gorge se serrer et mes poumons s'étouffer sur la cigarette que je fumais à la fenêtre. Sans que je trouve une raison ou une autre pour justifier le rythme troublant qu'avait adopté mon palpitant, comme ça, sans crier gare. Ou en les trouvant, toutes, justement. Enfouies, là, dans ce coin de ma tête, de mes souvenirs, là où je m'efforçais de ne jamais me rendre et là où je finissais toujours. Ma journée avait été banale, aussi banale qu'elles les avaient toutes été ces derniers mois; trois photos de merde emballées pesées en vingt minutes, maquillage utopique du mannequin déniché dans les bas-fonds de Craiglist compris, un tour au supermarché pour voir sur quels emballages de céréales génétiquement modifiées ces dernières allaient figurer et j'étais déjà sur la route du retour pour Santa Monica. Une dernière halte chez l'herboriste du coin pour renflouer mes poches de quelques grammes de Jamaïque et j'étais retourné me pieuter, le temps que le soleil finisse sa course dans le ciel et cède sa place à la nuit, où, cette fois, je n'aurais aucun mal à me trouver une occupation, que ce soit autour d'un verre avec des amis, dans des draps froissés et froissables avec une fille piochée sur la volée ou que sais-je - les possibilités qui s'offraient à moi, passé 18 heures, étaient remarquablement nombreuses. Mais non, non. Lorsque je m'étais levé et que j'avais allumé cette fichue cigarette, vers la fenêtre, mon regard s'était posé dans le vague, à défaut de trouver un point d'accroche, et que je m'étais enfoncé dans mes pensées, inéluctablement, celles que je m'interdisais, si bien que lorsque je me suis redressé, mon choix ne s'était porté sur rien de tout ça. Ou presque; je finirais bien autour d'un verre, mais seul. Et pas rien qu'un. Aussi, j'avais donc consciencieusement pris un chemin différent de mes habitudes, pour atterrir dans un bar, ailleurs, n'importe où, mais loin de tout ce qui pouvait me ressembler, me griller, de près ou de loin, et qui me laisserait me retourner la tête à l'alcool avant qu'autre chose ne s'en charge. J'aurais pu simplement rester chez moi, avec ce but-là, ce n'est pas comme si mes placards n'affichaient pas une collection de bouteilles peut-être un peu hors de mesure; seulement, je ne pouvais pas rester là. Entre ces quatre murs, ces quatre murs qui me reflètent qui je suis, ce que j'ai fait. À qui je pense. C'est con, probablement, indéniablement, puisque je n'avais emménagé ici il n'y que quelques mois et qu'
elle n'y avait donc jamais mis les pieds. C'était précisément la raison pour laquelle j'avais lâché mon autre appartement, trop chargé de souvenirs, d'émotions - enfin, l'une parmi d'autres, le voisinage commençant à me devenir un peu trop hostile, mais là encore, ce n'était que dans la continuité de ce que Cody et moi avions pu représenter. Des fêtes qui se présentaient aux moments les plus inopportuns, des gens qu'on n'a pas forcément envie de voir traîner dans le coin, aussi ironique que cela puisse paraître aux vues des phénomènes qui pouvaient se terrer derrière les portes voisines. Des débordements, çà et là, bien qu'on ne peut plus mineurs, comparés à celui qui s'était passé cet été, loin d'ici, éloignés de tout, et qui m'avait fait rentrer seul, plus que jamais.
Cody. Non, elle n'avait jamais mis les pieds dans ce nouveau chez moi, mais, oui, ce soir, elle y était. Partout. Étouffante, angoissante. Et, même si j'avais pleinement conscience que ce n'était qu'une illusion et que si elle planait quelque part, c'était sur ma propre conscience, je ne pouvais pas rester là, isolé, assailli. Certes, je ne me faisais pas d'illusion; ici ou ailleurs, le poids resterait le même. Mais j'étais tout de même sorti et j'avais erré dans des rues que je ne parcourais jamais, jusqu'au premier bar que j'avais trouvé, et je m'y étais réfugié. Avec un peu d'espoir, celui de tomber sur un barman rapide, efficace, une gnôle minable et corrosive, un air épais, une fumée venimeuse, qui me rapprocheraient de mon but bien plus vite que j'aurais pu le faire ailleurs.
Quoi qu'il en soit, lorsque je repousse la porte de l'immeuble et que je m'engouffre dans la cage d'escalier, c'est d'un pas mal assuré, éprouvant. J'avais réussi mon coup. Vous me direz, quand il est question de se rendre lamentable, d'abuser, de mettre KO le peu de mes neurones qui daignaient bien encore me servir, je réussissais
toujours mon coup. Mais il n'empêche que, lorsque j'atteins mon étage, j’arbore un sourire, certes, fin, sobre, mais tenace, et volontaire, et qui n’a rien à voir avec une quelconque satisfaction quant à la courageuse épreuve de la montée des marches que je viens de mener à bien, sans trop vaciller. Non, si je souris, c’est justement parce que tout se bouscule dans ma tête, encore, mais d’une manière trop vague, trop intoxiquée pour que cela me touche cette fois-ci. C’est justement parce que le sol semble tanguer sous mes pieds, que la serrure rechigne à se laisser atteindre, que le pas de la porte s’est considérablement rehaussé, que l’interrupteur se cache, s’enfuit loin de ma main qui le cherche. Je finis par abandonner l’idée d’enclencher la lumière – de toute manière, je doute qu’une ampoule qui s’illumine sans crier gare face bon ménage avec mon état et ces dernières heures, passées dans une pénombre mesurée – et j’avance, un peu au hasard, dans la pièce, sitôt la porte refermée derrière moi, ma conscience de ce qui m’entourait largement entamée. Je ne manque pas de buter contre un meuble, un autre et encore un ; je ne manque pas non plus de me mettre à rigoler distraitement, lorsque je finis ma course par terre, plus ou moins sciemment, devant ce que j’ai deviné comme étant le canapé lorsque je m’y adosse. Au moins, j’avais l’ivresse facile, ce soir. Joyeuse, alors que je redoutais l’inverse, le genre d’état d’esprit avec lequel j’étais parti impliquant un risque notoire de ne faire qu’empirer la chose. Mais, non, elle était facile. D’un coup d’œil, perdu, vague, vers l’heure qui brille sur le lecteur DVD là en fasse, je constate qu’elle avait aussi su se montrer rapide. Même pas minuit. Je rigole à nouveau, plus retenu, toutefois, ma main se portant à mon visage qu’elle frotte distraitement. Extirpant une cigarette du paquet que j’ai trouvé dans ma poche au bout d’un essai ou deux, je viens la coincer entre mes lèvres, décidant que j’étais tout aussi bien ici qu’à la fenêtre. Parce qu’après tout, la peinture en avait déjà vu des meilleures. Parce que je ne me sens pas la force de me redresser, pas maintenant. Ou parce que, au fond, je n’ai pas envie de me retrouver là où j’avais commencé à craquer, quelques heures plus tôt, parce que je sens que j’atteins le sommet de la courbe et que je me doute que la redescente pourrait se montrer moins clémente. Clairement. Peu importe ; je ne cherche pas à savoir pourquoi, non, je profite des frissons du mélange trop brutal d’alcools tant que je peux encore le faire, souriant, détendu, tranquille.
Et puis on sonne. Tranquille, c’était vite dit – enfin, peut-être pas, puisque je constate, lorsque j’ouvre les yeux, grimaçant au son qui résonne dans l’appartement, que cette première clope repose au fond d’un verre ramassé au petit bonheur la chance, qu’une autre l’avoisine alors qu’une troisième se consume au coin de ma bouche. Le temps prend toujours une dimension nouvelle, dans ces moments-là. J’en ai la preuve, une fois de plus ; je ne prends pas pour autant la peine de vérifier la véracité de celle-ci en ne jetant rien qu’un coup d’œil à l’horloge analogique, non. La sonnerie continue, trop perçante, trop insistante, trop douloureuse à mon esprit engourdi pour que je le fasse. En deux ou trois fastidieux mouvements, je suis à nouveau debout et je parcoure la distance que j’ai fait tout à l’heure, dans l’autre sens, évitant désormais les quelques obstacles que j’avais alors rencontrés. Ma main finit par repérer la poignée et je la tourne sans hésiter, sans même me demander vraiment qui cela pourrait être, à une heure pareille, alors que je m’étais clairement déchargé de toute personne qui aurait pu avoir envie de me voir ce soir. Je n’ai pas l’esprit pour chercher loin. Ashleigh ? C’est la seule hypothèse qui me vient, comme ça, mais, hé, dans un sourire railleur, je me dis qu’elle risquerait d'être déçue quant à ce à quoi je pourrais bien lui servir, dans un état pareil. Ou alors, je vais me retrouver face à un de ces gaillards qu’on n’a pas envie de voir traîner devant sa porte, comme il y en a souvent dans le coin. Ça aussi, c’est possible, mais j’ouvre tout de même la porte. Et si ça s’annonçait mal pour moi, et bien, au fond, tant mieux.
Enfin… Quoique. Mes yeux se posent sur le visage qui apparaît derrière ma porte et je me dis que je pourrais revenir sur ce dernier point d’ici peu de temps.
« Solveig ! » Ma voix est gaie, enjouée, je ponctue ma phrase d’un rire léger. C’était drôle, vraiment. Inattendu, mais drôle. À moins que je sois définitivement trop imbibé et que je ne sache plus différencier l’envie de rire avec un profond dégoût. Oui, c’est plus plausible.
Arrête de sourire, du con. C’est Solveig. Incapable d’effacer cette erreur de mes lèvres, je préfère répondre à l’autre, d’erreur, dans le sarcasme, histoire de pouvoir me justifier de ce petit dérèglement de mes lèvres. Pas que j’en aie vraiment besoin moi-même, ma vue aux touches psychédéliques et l’acidité de mon sang me rassurent déjà quant au fait que je ne suis que trop bourré pour réagir correctement, seulement, je préfère m’assurer qu’il n’y ait aucune méprise dans ce qu’elle pourrait en penser.
« Tu livrais pas les pizzas du coin ? » Ça m’aurait plu, vraiment. Savoir ma sœur dans une telle perspective professionnelle, pleine d’avenir, alors que j’avais toujours été considéré comme trop con pour ne serait-ce qu’épeler pizza. Solveig… merde. Je la vois se forcer un chemin entre l’embrasure de la porte et moi, je la suis du regard lorsqu’elle pénètre dans mon appartement alors même qu’elle me demande, inutilement, si elle peut le faire. Mon sourire s’amoindrit un peu mais mes prunelles restent rieuses ; visiblement, l’estime que porte ma famille quant à ce que je peux avoir entre mes deux oreilles ne va pas en s’arrangeant. Même si mes visites au domicile familial de ces 10 dernières années avaient été savamment orchestrées pour que je n’aie pas à supporter sa face de rat, je me souvenais d’elle. Évidemment. Malheureusement.
« J’ai loupé une ouverture de testament ? » Nouveau sourire, plus discret, presque doux. Je referme la porte et fais volte-face avant d’enchaîner aussi rapidement que l’ébriété me le permet.
« J’espère que c’est celui du vieux. J’envisageais justement d’investir dans une nouvelle voiture... » Je me dirige vers elle, tout sourire, parcourant une fois de plus les quelques mètres qui séparent de l’entrée du salon. Une fois de plus – une fois de trop. Le sol vague, vraiment, et un dernier –stupide- réflexe me fait crocher mon bras autour des épaules de ma petite sœur plutôt que de me rattraper à la chaise, au mur, que sais-je. Nouveau rire, étouffé, mes doigts se décrispent et j’en suis presque à lui caresser doucement le dos lorsque je me saisis du magazine qui traîne là, sur le meuble, depuis qu’un potentiel client l’y a laissé en me demandant ce que pourrait m’inspirer la blondasse décolorée de mannequin qui se cambre sur le capot d’un 4x4. Brandissant le journal face à nous, je laisse courir mes yeux sur la couverture et le véhicule avant de vriller mon regard sur elle, trop brillant, trop électrique.
« Vitres teintées. Je me suis dit que ça m’éviterait d’avoir à payer pour une chambre d’hôtel pour chaque passe. » Je finis par retrouver mon équilibre, du moins, suffisamment pour que je relâche mon appui sur son épaule. J’espère avoir fait cela discrètement, d’avoir bien rôdé mon histoire, même si je ne suis pas certain de préférer qu’elle saisisse cette prise de contact comme une marque d’affection plutôt que comme la simple peur de m’écrouler, trop alcoolisé, trop agité.
«T’en penses quoi ? » Je retourne vers le canapé et réussis à m’asseoir dessus, cette fois-ci. Merde. J’aurais dû picoler plus.